Quel que soit le secteur économique concerné, la formation des ressources humaines constitue un enjeu de compétitivité incontestable. Et quand celle-ci épouse l’évolution et les mutations de son environnement, elle peut s’avérer un puissant moteur de croissance, surtout pour un secteur-clé de l’économie tel que le tourisme. Qu'en est-il du Maroc ?
Alors que les performances de l’activité touristique de notre pays peinent à atteindre les niveaux souhaités par la Vision 2020, il est tout à fait légitime de questionner la formation spécifique à ce domaine et un diagnostic général s’impose avec autant d’acuité que pour les autres aspects qui interviennent dans la mise à niveau du tourisme national. Quel est donc le bilan de la formation en tourisme au Maroc, quels sont les progrès réalisés à ce jour dans ce domaine et quels sont les défis qui restent à relever ?
Plusieurs professionnels du tourisme, acteurs de la formation professionnelle et autres parties prenantes, réunis à l’occasion de la onzième conférence des «Mardis du tourisme», ont fait état d’un bilan plutôt mitigé. Lors de cette rencontre où ces différents intervenants ont été conviés à présenter leur propre lecture de l’état de la formation en tourisme au Maroc ainsi que sur sa capacité à être un levier de compétitivité pour le secteur, c’est surtout la question de la qualité, des soft skills et de la mise à niveau des programmes qui a émergé le plus souvent des débats en tant qu’aspects sur lesquels certains efforts restent reste à consentir. À part cela, c’était le satisfecit général.
Pour ce qui est du bilan «mi-figue mi-raisin», Mohamed Setti, directeur général du cabinet Artegis, explique qu’en dépit des efforts considérables déjà fournis et malgré les ambitions affichées, notamment dans le cadre de la Vision 2020, il reste beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre les objectifs fixés. Les ressources humaines qualifiées étant à la base de toute stratégie de développement réussie, le Maroc a mis en place un système de formation porté par trois acteurs : l’Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT), le ministère du Tourisme et le secteur privé. Résultat : disponibilité des profils pour les métiers «techniques» et déficit en compétences dans le middle et le top management. Déficit auquel sont venus remédier plus tard des filières et des établissements privés. «Depuis longtemps, l’enjeu majeur pour l’attractivité de notre pays a été de transformer son hospitalité légendaire et de la professionnaliser. Pour cela, il y a eu la création de l’OFPPT, né dans une logique de nécessité et d’utilité pour l’industrie du tourisme, avec une approche quantitative due au besoin du marché. Ensuite, d’autres acteurs se sont mis en place, dans une logique de complémentarité pour former des ressources dans le middle management, mais aussi dans le top management qui met beaucoup de temps à se mettre en place dans ce secteur», explique Wissal El Gharbaoui, directrice générale d’Ostelea Rabat.
Sans oublier les professionnels du tourisme qui ont également leur part de responsabilité dans la qualification des compétences, notamment à travers la formation alternée.
Othmane Chérif Alami, professionnel reconnu à multiples casquettes, pense pour sa part que «l’offre de formation au Maroc est riche et variée, mais non valorisée. Elle n’est pas encore appréhendée comme étant indispensable à la compétitivité du secteur. Pour un secteur comme le tourisme où la ressource humaine intervient au niveau de tous les maillons de la chaîne, la formation est incontournable. Malheureusement, nous n’avons pas encore des outils de savoir qui soient faciles à s’approprier et à transmettre».
Donc, les ingrédients de la réussite sont là. Reste alors des ajustements à faire, à commencer par la mise en place d’un modèle de gouvernance entre l’État, les institutions de formations et les professionnels, comme le suggère Mohammed Setti. «Chaque partie prenante a sa part de responsabilité dans la réussite de ce qui a été réalisé jusqu’à aujourd’hui ou pas. Mais toujours est-il que la formation doit bénéficier de plus d’intérêt», a-t-il relevé.
La mise en place d’une e-académie de tourisme pour la mise à niveau des compétences du secteur serait aussi un atout comme revendiqué à cor et à cri par Othman Chérif Alami (voir entretien), de même que la création d’un Observatoire des métiers du tourisme.
C’est d’autant plus plausible que ce secteur recense pas moins de 143 métiers et est devenu «une véritable industrie avec des ressources humaines importantes, un vrai système de management, des processus et des exigences», comme l’a relevé Wissal El Gharbaoui. Une formation conséquente qui soit à l’image de cette grande industrie en constante évolution s’impose. «Dans cette industrie qui obéit à des normes réglementaires en termes d’hygiène, de sécurité ou autres, mais aussi à des normes de qualité souvent intrinsèques à la marque elle-même, comment peut-on faire faire adhérer une équipe de travail à ces exigences si on ne les forme pas à ces aspects-là ?», s’interroge la responsable académique.
La qualité de la formation, à en croire les avis des différents intervenants au débat, ne laisse pas vraiment à désirer, mais doit juste bénéficier de plus de rigueur. «La qualité des ressources humaines marocaines n’a rien à se reprocher. Le Marocain a un don, car il a grandi dans l’art de recevoir, de faire la fête dans l’élégance, l’authenticité, la générosité et la tradition. Et ce sont ces qualités-là qui compensent les quelques écarts susceptibles d’incommoder un touriste», soutient Othmane Chérif Alami.
Cela n’empêche pas les recruteurs de remarquer une certaine absence des soft skills chez les lauréats de la formation, qui sont des compétences qu’ils placent en têtes de leurs exigences. «Quand on veut recruter au niveau de notre groupe, on recherche d’abord les soft skills et on s’engage ensuite à former sur la technicité. On considère au niveau de notre chaîne que 70% du training en hôtellerie se fait sur le terrain. Car cette capacité intrinsèque de faire plaisir au client, elle, ne s’apprend pas», souligne Marie-Pierre Brancaleoni, directrice de ventes et marketing au Ritz Carlton Hotel Compagny. Celle-ci, au regard de son expérience au niveau local, reconnait que le Maroc a formé des compétences à la hauteur dont plusieurs sont de véritables talents. «Ce qui me fait plaisir, c’est de constater que ces jeunes ont compris qu’ils sont dans un métier de service qui implique de la passion et le désir de faire plaisir. Nous avons la chance d’avoir de nombreux talents qui ont été formés au Maroc et qui ont été recrutés par de grandes chaînes hôtelières internationales. Ceux-ci ont appris les bases dans leurs établissements de formation et les ont développées en exerçant à l’international. Ces jeunes souhaitent aujourd’hui regagner le pays et transférer le savoir acquis et c’est la bonne preuve que la relève est assurée et qu’il faut continuer à investir dans ces jeunes», s’est-elle réjouie.
L’autre source de contentement pour les intervenants a été la nette amélioration de l’attractivité du secteur pour les jeunes d’aujourd’hui. «L’attractivité des métiers du tourisme s’est améliorée de manière intéressante. Les préjugés qui collaient à ce secteur et à ces métiers se sont considérablement effrités et il y a aujourd’hui une prise conscience grâce aux acteurs de cette industrie qui, à travers la dynamique qu’ils ont créée, ont permis de corriger la perception de ces jeunes et de leurs familles sur une carrière dans ce secteur», a relevé la directrice d’Ostelea Rabat.
Reste à combler le manque au niveau de la formation aux métiers de management en tourisme et de faire un effort sur des métiers très techniques et très spécialisés qui appellent à des formations supplémentaires, ceci pour pouvoir accompagner l’évolution du secteur. Marie-Pierre Brancaleoni explique dans ce sens que la profession s’est beaucoup spécialisée et que deux grandes tendances ont émergé, à savoir le digital et le Yield management (revenu management). «Dans ces domaines-là, il y a toujours un vide qu’il faudra combler par des programmes à insérer dans les cursus des établissements de la formation supérieure», a-t-elle noté. Il y a également un effort à faire concernant l’accueil des stagiaires et étudiants au sein des entreprises, car, précise Wissal El Gharbaoui, l’entreprise a un devoir de transfert du savoir au même titre que l’établissement de la formation. En conclusion, la clé de réussite de la formation réside avant tout dans la synergie entre l’école et l’entreprise.
Déclaration de Wissal El Gharbaoui, directrice générale d’Ostelea Rabat
«Aujourd’hui, les opérateurs du tourisme et les jeunes ont compris que, pour travailler dans le tourisme, il ne suffit plus de suivre une formation de niveau technicien, avec ou sans bac, accompagnée d’un peu d’expérience. L’industrie du tourisme s’est réellement sophistiquée et exige des profils de managers. Aujourd’hui, un bac+5 est un minimum, un must have pour pouvoir travailler dans ce secteur. L’offre de formation au Maroc a enregistré une belle avancée sur les 15 dernières années, mais il reste énormément d’opportunités et de potentiels à explorer avec une population jeune, dynamique, curieuse, ouverte et qui a ce désir de s’insérer dans un secteur d’ouverture par excellence. Il est à souligner qu’il faut faire la différence entre la formation aux métiers techniques (cuisine, services d’étage…), et la formation aux métiers de management dans le tourisme. Mais je dirais que les deux sont liés. Il est très difficile d’exiger un niveau de qualité donné d’un jeune qui exerce un métier de service quand son responsable n’a pas, d’une part, le même niveau d’exigence et, d’autre part, les compétences requises pour pouvoir non seulement évaluer son rendement, mais aussi corriger son travail. De ce fait, les rôles du manager, de l’encadrant et du dirigeant sont essentiels. Nous nous sommes concentrés à Ostelea Rabat sur la formation des managers qui va du middle management au top management, avec bien sûr une formation initiale de niveau bac+3 et bac+5, mais aussi sur la formation continue pour les cadres qui sont déjà dans le métier, mais qui n’ont peut-être pas eu la chance, le temps ou la possibilité de suivre des formations spécifiques. Le sujet auquel nous tenons le plus est l’implication des entreprises dans la formation. Il est impensable qu’une école puisse produire un lauréat d’une bonne qualité capable d’intégrer le marché du travail si l’entreprise n’est pas impliquée en amont dans la construction des programmes et l’évaluation de leur pertinence ainsi que de la qualité de la formation dispensée par l’établissement. L’entreprise est un partenaire privilégié dans notre modèle et notre façon de faire. La promesse que nous faisons à nos étudiants, c’est d’en faire des leaders de demain».
Entretien avec Othmane Chérif Alami, président d'Atlas Voyages et d’OCA Consulting
«Aujourd’hui, le Maroc compte un vivier de ressources expérimentées et de multiples talents reconnus dans le domaine du tourisme»
Management & Carrière : Quelle évaluation faites-vous de l’offre de formation dans le tourisme au Maroc ?
Othmane Chérif Alami : L’offre de formation au Maroc est riche et variée, mais n’est pas valorisée. Elle n’est pas encore appréhendée comme étant indispensable à la compétitivité du secteur. Pour un secteur comme le tourisme où la ressource humaine intervient au niveau de tous les maillons de la chaîne, la formation est incontournable. Malheureusement, nous n’avons pas encore des outils de savoir qui soient faciles à s’approprier et à transmettre. Pourtant, nous avons des experts qui disposent de richesses extraordinaires qu’ils pourraient partager. Je pensais que la e-académie allait être une solution exceptionnelle dans l’industrie de l’hôtellerie, du transport terrestre, de l’«hospitality», de l’agence de voyages, de l’animation… mais je ne l’ai pas encore trouvée. Il m’est arrivé au niveau de notre groupe d’essayer de créer des e-académies de formation permanente surtout pour les jeunes cadres qui arrivent dans le secteur, mais aussi pour les experts, mais je me suis heurté à des budgets trop importants, surtout en l’absence d’un soutien financier par un fonds de formation dédié spécialement à l’industrie du tourisme. C’est vraiment dommage, car s’il doit y avoir un fonds d’investissement, il faudra qu’il soit d’abord dédié à la formation permanente et continue. Je pense que si les secteurs public et privé n’ont pas réussi à le faire, ce sont les régions qui pourraient se l’approprier, car elles sont pleinement conscientes des effets multiplicateurs que le tourisme peut avoir sur le développement économique, social et solidaire. C’est un marketing inclusif pour une formation inclusive et adaptée aux spécificités de chaque région, chaque site et chaque segment.
Mais de manière générale, on a constaté que l’attractivité des métiers du tourisme s’est multipliée par cent entre les années 1970 et 1990, et autant entre les années 1990 et 2010. Aujourd’hui, le Maroc compte un vivier de ressources expérimentées et de multiples talents reconnus dans le domaine du tourisme. Et c’est ce capital et cette expérience qu’il faudra recenser pour faire rayonner l’attractivité de la formation dans le tourisme.
Oui, mais comment et qui doit le faire ?
Sans aucun doute le secteur privé pour lequel cela représente un retour sur investissement. Mais le souci est que ce secteur est aujourd’hui disparate, marqué par divergences liées aux égos, aux conflits d’intérêts et aux points de vue autour de la gouvernance du tissu associatif et professionnel. Mais à côté, rien n’empêche les professionnels de l’hôtellerie, de la gastronomie, de la bouche, de l’accueil, de l’hospitalité, du digital… de s’organiser en clubs. Ces clusters auront besoin d’un coup de pouce de l’administration, d’un Observatoire de la formation touristique et d’un centre académique. Aujourd’hui, il n’existe même pas une chaire de tourisme au Maroc. Pourtant, c’est indispensable pour un pays à vocation touristique, car cette chaire, à travers la recherche, produira des données très enrichissantes à même de soutenir le développement du tourisme. Il faut aussi y mettre de la passion, mais surtout énormément d’efforts. Je tiens également à souligner qu’un jeune cadre qui arrive dans une entreprise opérant dans ce secteur doit y trouver des perspectives de développement de carrière et même des possibilités de créer sa propre entreprise. S’il y a un domaine où l’entrepreneuriat est le plus possible, exceptionnel et exponentiel, c’est bien l’industrie du tourisme.
En parlant d’industrie, qu’en est-il de l’avènement de l’industrie 4.0 et de sa place dans la formation touristique ? Pensez-vous que le monde de la formation s’est déjà approprié cette question en vue de préparer les métiers du futur pour ce secteur ?
On forme actuellement beaucoup d’ingénieurs, de marqueteurs, toutes les universités publiques et écoles privées ont des masters en marketing, le digital est de plus en plus présent dans leurs formations. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui trouver un revenu manager reste très difficile, de même pour un content manager spécialisé en tourisme toutes destinations, et en la destination Maroc, en particulier. Trouver un spécialiste du e-commerce dans ce domaine est encore rare. Mais, comme la nature a horreur du vide, le changement arrive à grands pas. Les jeunes de 16, 17 ou 18 ans sont aujourd’hui au fait de la technologie et vont bientôt être consommateurs et utilisateurs et même experts. Cette génération déjà imprégnée par la technologie va assurément porter le Maroc vers son rendez-vous inéluctable avec la révolution numérique. Le tourisme va certainement en profiter tout en veillant à conserver sa dimension humaine et sa nature hospitalière. Dans le débat sur la formation en tant que levier de compétitivité du tourisme que nous avons organisé dans le cadre de notre rendez-vous «Les Mardis du tourisme», tout a été dit, le bon et le mauvais. Parallèlement aux problèmes qui ont été soulevés, plusieurs success-stories ont été évoquées, tout comme a été soulignée l’amélioration de la situation des ressources humaines exerçant dans ce domaine. J’appelle à cette occasion tous les professionnels du secteur privé à organiser des débats et surtout à former une collectivité agissante pour participer à cet effort national de formation. Il n’y a pas que la formation dans les établissements d’enseignement et de formation professionnelle, il y a la formation dans les entreprises et je pense que 2019 pourrait être l’année de la création d’un observatoire de la formation touristique et de clubs de formateurs issus des différents segments de l’industrie du tourisme marocain. Tout le monde est responsable et tout le monde est gagnant dans cette affaire. Les jeunes Marocains d’ici et d’ailleurs font la fierté de cette belle industrie et je peux vous dire qu’ils sont très appréciés, très recherchés et hautement valorisés.
Durant le débat, les intervenants ont insisté sur deux éléments jugés de la plus haute importance dans ce domaine : la qualité des lauréats et les soft skills. Qu’en pensez-vous ?
Pour répondre à votre question, il faut d’abord qu’on soit d’accord sur la définition de la qualité dans ce domaine. La qualité implique le rapport qualité/prix, l’attente en expérience et en émotion et le ressenti du client. À ce niveau, le Maroc est bien classé. La qualité des ressources humaines marocaines n’a rien à se reprocher. Le Marocain a un don, car il a grandi dans l’art de recevoir, de faire la fête dans l’élégance, l’authenticité, la générosité et la tradition. Et ce sont ces qualités-là qui compensent les défauts susceptibles d’incommoder le touriste. Bien que certains spécialistes ont, à un moment donné, fait remarquer que le Maroc ne reçoit plus avec la même hospitalité légendaire d’auparavant, mais moi je pense le contraire, c’est la même hospitalité sauf qu’elle s’exprime autrement. Quand on sert à l’invité un thé à la menthe chez soi, on doit le faire dans les règles de l’art même avec le peu de moyens qu’on a. C’est cette même personne, avec ce même esprit, qui va faire le service dans un hôtel, mais elle sera cadrée de façon à s’intégrer dans le périmètre qui répond à des normes internationales. Le touriste va accepter l’authenticité de la qualité de service à la marocaine et la comprendre. De la même manière qu’on veut rester un pays moderne, on veut rester un pays authentique.
S’il y a une urgence aujourd’hui pour hausser la formation en tourisme au niveau souhaité, quelle serait-elle ?
L’urgence pour moi serait de créer la méga e-académie expertise du tourisme et de la mettre à la disposition de tout le monde. Que chacun puisse en un clic comprendre les attentes essentielles d’un touriste chinois, par exemple, en comparaison avec ceux d’un autre touriste anglais ou français. Et au Maroc, comprendre les attentes d’un touriste casablancais qui veut se rendre à Tanger et vice-versa. En même temps, mettre en place des formations courtes, de 2 à 4 minutes, accompagnées de quiz intelligents avec à la clé des médailles virtuelles qui sont une reconnaissance d’un certain degré d’expertise. Ce grand site de e-siaha pourrait être cofinancé par la Banque mondiale, le ministère du Tourisme, les professionnels du secteur ou autres. Par exemple, pourquoi ne pas consacrer, l’année prochaine, 30% de la taxe de promotion touristique à la création de cette académie de la qualité, de la connaissance et du partage ? Voilà mon vœu pour les générations d’hier, d’aujourd’hui et de demain.